« Let it die ». « Laissez-la mourir ». Voici les mots de Tunde Wey pour évoquer la crise que subit actuellement l'industrie de la restauration. Dans un essai publié en plusieurs parties sur Instagram, le chef cuisinier nigérian basé à La Nouvelle-Orléans, en Louisiane, fait une critique acerbe d'un secteur qui, selon lui, compile tous les maux de la société. Le modèle est adepte des pratiques agricoles destructrices, « gentrifie » les quartiers et les villes, et surtout, creuse les inégalités. Pour Tunde Wey, la cuisine n'est pas une affaire de partage et d'échange. Elle est « politique », assure-t-il au New York Times, qui le cite parmi Les 16 chefs noirs qui font bouger la gastronomie aux États-Unis.
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À contre-courant de la plupart des chefs, le Nigérian fait de sa cuisine un outil de revendication, pour mieux mettre en lumière les divisions américaines. Lorsqu'il ouvre ses premiers stands de restauration en 2014, il fixe ses prix selon le salaire médian attribué à chaque communauté. Ainsi, dans son établissement Saartj de La Nouvelle-Orléans – nommée ainsi en hommage à la Sud-Africaine Saartjie Baartman exhibée en Europe pour son large postérieur – les Blancs payent deux fois et demie plus cher leur assiette que les personnes de couleur. Soit l'équivalent approximatif de la disparité de revenus entre les deux groupes. Pour un client noir, l'isi-ewu, un ragoût de chèvre traditionnellement consommé par la population igbo, est facturé douze dollars. Pour le client blanc, il lui en coûtera trente.
Une méthode incisive, que le cuisinier applique aussi lors de dîners dont il est l'organisateur. Pour les participants noirs du « Hot Chicken Shit » de Nashville, en 2018, le morceau de poulet était gratuit. Pour les Blancs, en revanche, la facture était salée : 100 dollars pour le même morceau, 1 000 pour quatre pièces, et pour les gourmands qui souhaitaient un poulet entier, le don d'un acte de propriété de North Nashville, le quartier populaire de la ville. Avant cela, Tunde Wey avait organisé d'autres événements du même genre, les « Blackness in America », qui réunissaient des artistes, des professeurs et des activistes de divers horizons. Seule obligation pour les participants d'Oakland, de Pittsburgh, d'Austin ou de Memphis invités à déguster de la soupe d'egusi et des plantains frits : débattre du racisme aux États-Unis.
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Sans-papiers, « un malaise constant »
Né à Lagos, Akintunde Asuquo Osaigbuovo Ojo Wey de son nom complet est arrivé dans le pays à l'âge de quinze ans. Ses parents ont alors pour lui et ses deux frères de grands projets. Tunde sera médecin. Le jeune homme vit chez sa tante, à Détroit, et entame des études. Mais l'étudiant n'y trouve que peu d'intérêt. Il abandonne et monte un restaurant, « Revolver », quelques années plus tard en 2013 avec son ancien colocataire. Il quitte l'établissement l'année suivante pour fonder ses propres stands de restauration nigérians, qu'il appelle naturellement « Lagos ». Plusieurs voient le jour, à New York et Chicago notamment. Entre-temps, Tunde Wey perd son visa et expérimente la vie de sans-papiers. « C'était comme vivre avec une maladie chronique, un malaise constant », raconte-t-il à l'édition américaine du magazine GQ.
Sans le précieux sésame, le Nigérian ne prend plus l'avion, et pour prospecter, fait la plupart de ses déplacements en bus. Son passeport nigérian lui permet de passer les contrôles. Mais sur un trajet Nouvelle-Orléans-Los Angeles, sa situation le rattrape. Près de Las Cruces, au Nouveau-Mexique, il est contrôlé dans le bus par un agent des frontières. Tunde Wey et arrêté et passera vingt jours en détention. La caution payée au juge, il ressort libre. Mais l'expérience a été douloureuse. « C'est un moment qu'on ne voit que dans les films », se souvient-il pour GQ. « Je transpirais. Mes paumes étaient mouillées. Très peu de gens ressentent ce sentiment : quand vous n'avez aucun contrôle sur votre vie. » Cet épisode lui inspire une nouvelle idée. L'année dernière, après avoir finalement obtenu ses papiers, il lance à Pittsburgh « Love Trumps Hate », une série de dîners à l'aveugle où se retrouvent autour de plats nigérians immigrants et citoyens américains. Un événement fédérateur. Quoi qu'en dise son organisateur.
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Le Point Afrique : Quand vous avez ouvert vos premiers stands de restauration en 2015, vous avez immédiatement proposé des plats nigérians. Pourquoi ?
Tunde Wey : C'est la seule cuisine que je sache faire. Quand j'étais au Nigeria, étonnamment, je n'aimais vraiment pas cuisiner. À l'époque, cela ne m'intéressait pas. Donc j'ai tout appris sur YouTube en arrivant aux États-Unis. Cuisiner des produits de chez moi m'a semblé logique, naturel. C'est pour cela qu'en lançant mon premier établissement je ne me suis pas posé de questions.
Quelles ont été les réactions de vos clients ? Le succès a-t-il été au rendez-vous ?
Au début, les réactions n'ont pas été très bonnes. C'était très mitigé, certains adoraient, d'autres ont détesté. La cuisine nigériane et africaine en général n'est pas du tout connue ici aux États-Unis, du moins du grand public. Mais elle se fait doucement une place dans les cercles culinaires, chez les connaisseurs. L'Amérique découvre petit à petit les saveurs du continent.
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Y a-t-il un plat ou un ingrédient que vous adorez préparer ?
Pas vraiment. Je cuisine de manière assez instinctive. En général, je vais faire un tour au marché et j'achète ce qui m'attire sur le moment. Mes plats préférés sont évidemment issus de la culture yoruba à laquelle j'appartiens. Je m'inspire beaucoup de ses plats et de ses ingrédients traditionnels. J'aime cuisiner des champignons à l'huile de noix de palme par exemple.
Dans un article du Times, il est écrit que vous qualifiez votre cuisine de « nourriture inconfortable ». C'est-à-dire ?
Ce sont les gens qui disent ça, pas moi. Ce n'est pas ma cuisine qui est inconfortable, mais ce que j'en fais : un outil pour souligner la discrimination raciale. C'est ça qui rend le public mal à l'aise.
Ces dernières semaines ont montré que ce problème touche aussi bien les États-Unis que l'Europe, et de nombreux pays du monde. Cela pourrait-il vous amener à vous exporter à l'international ?
Le sujet fait beaucoup parler de lui, et partout, c'est vrai. Le racisme, la xénophobie sont des problèmes internationaux. Même si ce n'est pas à l'ordre du jour, l'état de la situation fait que je pourrais m'installer n'importe où. En France, au Royaume-Uni, en Colombie.
Et au Nigeria ?
Le Nigeria, c'est mon pays. C'est l'endroit où je me ressource, où je partage des moments en famille. Je n'y cherche pas la même chose. C'est pour cela que je n'y aurais pas les mêmes projets qu'ailleurs.
Pensez-vous à ouvrir un jour votre propre restaurant ? Ce genre d'établissement est-il adapté à votre message ?
N'importe quelle occasion est bonne à prendre pour réunir les gens d'horizons différents. N'importe quel dîner est propice au rassemblement, à la réflexion sur des sujets qui divisent. Mais pour l'instant, je ne me vois pas ouvrir un restaurant en bonne et due forme. Mes pop-up et mes dîners me suffisent. Mais qui sait, peut-être un jour ?
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August 03, 2020 at 11:46PM
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Tunde Wey : « La cuisine est aussi politique » - Le Point
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